Les conflits ethniques et religieux

Roger TEBIB

Professeur des universités, sociologie, Reims.

Trimestre 2010

Dans les États post-soviétiques d’Asie centrale

Un point important mérite d’être signalé, c’est celui des nationalités. Depuis le début de l’époque tsariste, la Russie s’était construite en soumettant des peuples étrangers parmi lesquels beaucoup n’étaient pas slaves. L’URSS comptait environ 180 « nationalités » distinctes, dont chacune avait sa propre langue.

Depuis la chute du communisme, il existe des dizaines d’ethnies ouralo-al-taïques, finno-ougriennes, caucasiennes, turques dont les populations ont évidem­ment tendance, avec l’affaiblissement du pouvoir central, à souhaiter autonomie ou indépendance.

L’ex-URSS compte actuellement 80 « sujets », soit 21 républiques, 6 territoires, 49 régions, 2 villes d’importance fédérale (Moscou et Saint-Pétersbourg) et 10 dis­tricts autonomes.

On a dit, à ce propos : « Ces États issus de la désagrégation de l’URSS ont dû ré­soudre, depuis plus de dix ans, une question fondamentale, née de leur séparation : celle de la définition et de l’affirmation de leur identité1. »

Dans cet ensemble, se cachent de fortes disparités culturelles, politiques, écono­miques et également religieuses. On peut, à titre d’exemple, faire de courtes analyses, en particulier sur les affrontements ethniques et religieux, dans les cinq États d’Asie centrale : Kazakhstan, Kirghizstan, Ouzbékistan, Tadjikistan et Turkménistan.

Kazakhstan (Qazaqstan Respublikazy)

Dans ce territoire immense, le pouvoir soviétique avait mis en exploitation des « terres vierges » et installé à Baïkonour des bases de lancement de satellites. Il en est résulté une « colonisation » qui laisse les Kazakhs minoritaires dans leur propre pays, où ils représentent environ 40 % de la population.

Une forte perception de la menace terroriste est due à la prolifération des grou­pements islamiques.

Depuis une dizaine d’années, le gouvernement a divisé le pays en secteurs mili­taires et a augmenté le budget de l’armée. De plus, le traité de 1992 sur la sécurité collective lui permet d’utiliser les forces armées pour intervenir dans les républiques voisines.

Une coopération dans ce domaine existe avec la Russie et concerne :

  • l’achat de matériel militaire à Moscou ;
  • l’utilisation des forces militaires russes pour l’entraînement des soldats kazakhs, en particulier dans le centre spatial de Baïkonour.

À signaler encore : le pays est devenu un important point de transit de l’héroïne et de l’opium vers la Russie et l’Europe.

Sur le plan religieux, le gouvernement s’affirme laïque mais, considérant l’islam comme partie intégrante de l’identité kazakhe, il confère maintenant à cette reli­gion un rôle de morale sociale.

Le christianisme orthodoxe bénéficie également d’un statut officiel. Mais la po­litique restreint les activités des autres courants religieux, en particulier protestants, baptistes, témoins de Jéhovah2.

Kirghizstan (Kyrgyz Respublikasy)

Cette république est peuplée pour moitié de Kirghizes et pour moitié de res­sortissants des anciennes républiques de l’URSS, des Russes, des Ouzbeks, des Tadjiks…

Dans les années 2000-2001, on a constaté deux événements majeurs :

  • une incursion nouvelle d’islamistes venus d’Ouzbékistan, que le gouverne­ment a transférés de force en Afghanistan par des hélicoptères de l’armée russe. Des barbelés et des mines ont été installés à la frontière avec l’Ouzbékistan ;
  • l’apparition d’un mouvement islamiste, le Hizb-ul-Tahrir (Parti de la libéra­tion), qui, normalement, ne recourt pas à la force armée mais demande la procla­mation d’un califat islamique sur l’ensemble de l’Asie centrale. Il existe une op­position entre les Kirghizes du Nord et ceux du Sud, et il y a de nombreux clans dans la régio La ville d’Och, située au sud du pays, est un grand centre religieux musulman. « Elle a connu en juin 1990 et en 1992 des affrontements sanglants entre la majorité kirghize et la minorité ouzbek, toutes deux musulmanes3. »

ouzbékistan (uzbekyton Respublikasi)

Ouzbeks, Tatars, Kazakhs, Karakalpaks sont apparentés linguistiquement au turc. Il s’y ajoute des Tadjiks, de langue persane, et des Russes et Ukrainiens, dont les effectifs diminuent régulièrement. Ajoutons que plus de 100 000 Coréens avaient été déportés par Staline pour développer la culture du riz.

L’islam sunnite est la religion des populations des groupes turc et persan, mais la pratique est faible depuis les années du pouvoir soviétique.

Confronté depuis 1991 à une force d’opposition islamiste, le gouvernement autoritaire a dû intervenir à la suite de plusieurs incidents sanglants, souvent à la suite de procès contre les rebelles.

En 2004, il y a eu trois attentats-suicides contre les ambassades d’Israël et des États-Unis. Le gouvernement se heurte régulièrement à des actions antigouverne­mentales traduisant un mécontentement généralisé de la population musulmane.

On compte, en principe, au moins trois partis islamistes :

  • le Hizb-ul-Tahrir (Parti de la libération), qu’on retrouve dans toute la région ;
  • le Mouvement islamique d’Ouzbékistan, qui s’est affaibli depuis l’intervention américaine en Afghanistan en 2001 ;
  • YAkramiyya, dont le fondateur diffusait un pamphlet intitulé « Le chemin de la foi ».

Mais les pays d’Occident et la Turquie ont signé des accords de sécurité avec Tachkent, et, en octobre 2001, lors de la guerre contre l’Afghanistan, le pays a servi de base militaire aux Américains.

Ajoutons que l’Ouzbékistan manque d’unité nationale et qu’il est confronté à des problèmes ethniques, notamment avec les Karakalpaks et les Meskhers. Ces derniers, Géorgiens musulmans de langue turque, furent déportés en Ouzbékistan sous Staline. De plus, des membres de cette minorité furent l’objet de violences en 1999 et plus de cent personnes furent tuées. On transféra certaines personnes à Krasnodar car la Géorgie, leur pays d’origine, ne voulait pas les accueillir.

Tadjikistan (Djumhurii Todjikiston)

Dans cette république, la plus petite de l’Asie centrale, les Tadjiks, musulmans sunnites, constituent plus de la moitié de la population. Ils sont la seule ethnie d’obédience persane et parlent un idiome proche du persan. Ceci explique le fait que la langue officielle soit une variété de persan, écrite en cyrillique.

Les fondamentalistes islamistes ont jeté le pays dans une anarchie qui a fait fuir une partie des non-autochtones. Ce pays fut ravagé par la guerre civile durant sept ans et, malgré le cessez-le-feu, la situation reste instable.

Si l’islam sunnite est dominant, il existe aussi des chiites ismaélites dans la ré­gion du Pamir-Sud.

Le problème tadjik se complique avec la présence d’une forte minorité ouzbek. Cet État fut d’abord créé, en 1924, sous le régime soviétique, en tant que région autonome de l’Ouzbékistan.

En 1991, cette région a réclamé un statut plus autonome, mais sans succès. Les bouleversements intervenus en Géorgie, en Ukraine et au Kirghizstan ont aussi montré qu’un processus de transition était enclenché dans une partie des ex-répu­bliques soviétiques. Un spécialiste a écrit, à ce sujet : « Les autorités tadjikes se sont inquiétées de cette évolution. Toutefois, le traumatisme de la guerre civile, encore vivace dans les esprits, a contribué à annihiler toute velléité de changement. L’état déliquescent du Mouvement islamique d’Ouzbékistan (groupuscule d’obédience islamique auquel on a attribué la paternité de diverses actions terroristes conduites en 1999 et 2001 dans la vallée de Ferghana) a favorisé le resserrement des liens entre les États voisins4. »

Pourtant, plusieurs problèmes existent encore. On peut citer les suivants :

– la question des frontières avec l’Ouzbékistan n’est pas résolue ; on a écrit, à ce sujet : « Les infiltrations de combattants islamistes dans les territoires ouzbek et kirghiz à partir de l’Afghanistan et du Tadjikistan ont aggravé les relations déjà tendues avec l’Ouzbékistan5 » ;

–  la Russie reste un partenaire incontournable du Tadjikistan car elle a fini par retirer ses gardes-frontières de la frontière afghane au profit des troupes tadjikes (ac­cord signé en avril 2004), mais des discussions continuent, à cause, en particulier, du transfert des islamistes d’un pays à l’autre ;

—                le Tadjikistan a fini par obtenir des liens avec les États-Unis pour lutter contre le trafic de drogues en provenance de l’Afghanistan, mais il est évident que les ma­fias s’opposent, à ce sujet, au gouvernement.

Turkménistan (Tiurkmenostan Respublikasy)

Le turkmène est une langue du groupe turc écrite en cyrillique à l’époque sovié­tique, mais avec l’alphabet latin depuis une décision de 1996. La population non slave est de tradition musulmane.

Ses minorités nationales sont les Ouzbeks, les Russes, les Kazakhs et les Brahouis.

Le Turkménistan est pauvre. Il souffre d’une image négative auprès de la com­munauté internationale. Une des causes principales en est la dérive autoritaire de son président, Niazov, qui était au pouvoir dès 1991.

Plus ou moins proche de la Russie et l’Iran, ce pays est resté neutre pendant la guerre d’Afghanistan.

Un accord d’achat en devises du gaz turkmène par les Russes avait permis un rapprochement entre les deux pays, mais les relations se sont ensuite tendues. Quant aux relations avec l’Iran, elles sont demeurées bonnes et les discussions se développent toujours pour l’exportation du gaz.

Mais la situation du pays reste dégradée : les institutions internationales ont mis fin à toute coopération avec lui.

Un problème très important est celui de la délimitation des frontières avec les pays voisins, notamment avec le Kazakhstan et l’Ouzbékistan. « Des incidents sont survenus en 2001 lorsque deux cents Ouzbeks qui tentaient de passer la frontière, à la fin du ramadan, pour se rendre dans des cimetières ouzbeks situés en territoire turkmène, ont été violemment repoussés par les forces turkmènes6. »

 

Un autre contentieux persiste avec l’Azerbaïdjan à propos de la délimitation de la mer Caspienne : les deux pays revendiquent la propriété d’un même gisement offshore de gaz.

Un dernier exemple des rapports délicats du Turkménistan avec ses voisins : le pays va développer son Comité de sécurité nationale (une nouvelle appellation du KGB), destiné surtout à exercer un plus grand contrôle des étrangers.

 

En guise de conclusion

Comment la Russie actuelle pourra-t-elle trouver des solutions pour éviter le pire dans cet ensemble d’États7 ?

La misère des couches les plus défavorisées les amène à regretter le temps où les habitants n’avaient pas de rôle politique à jouer mais étaient plus ou moins assurés d’un minimum matériel en nourriture, logement et santé.

On peut dire que l’Asie centrale, convoitée par de puissants voisins, soumise aux pressions religieuses et ethniques, engage, par la réalisation ou l’échec de sa stabilité, l’avenir du sous-continent.

Notes

  1. RADVANYI J., Les États postsoviétiques, Armand Colin, 2004.
  2. PEYROUSE S., Des chrétiens entre athéisme et islam, regards sur la question religieuse en Asie centrale, Maisonneuve et Larose, 2003.
  3. YACOUB J., Au nom de Dieu ! -C. Lattès, 2002.
  4. ROY O., La Nouvelle Asie centrale ou la fabrication des nations, Seuil, 1997.
  5. VINATIER L., L’islamisme en Asie centrale, Armand Colin, 2002.
  6. PETRIC B.M., Pouvoir, dons et réseaux en Ouzbékistan postsoviétique, PUF, 2002.
  7. Selon le dernier recensement de 2004, la population de ces pays était la suivante :
  • Kazakhstan :14 000 000
  • Kirghizstan : 5 300 000
  • Ouzbékistan : 25 000 000 -Tadjikistan : 6 500 000 -Turkménistan : 5 700 0
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