Dans le cadre de son cycle d’études diplomatiques, l’Académie géopolitique de Paris a organisé une conférence sur l’actualité des relations franco-russe avec la présence exceptionnelle de son excellence l’Ambassadeur de la Fédération de Russie en France, Monsieur Alexeï Mechkov. La conférence s’est tenue le jeudi 17 février 2022 à 16h00 au 5 rue Conté, 75003 Paris.
L’ensemble des questions autour de la situation internationale actuelle et sur le moyen terme ont été abordées sans restriction sous l’angle plus particulier de la relation franco-russe, aujourd’hui dans une situation délicate.
L’Académie a pu ainsi bénéficier de l’analyse et de l’expertise éminentes de son Excellence l’Ambassadeur de la Fédération de Russie pour l’appréhension en profondeur des enjeux et défis pour la France et la Russie. Dans cette actualité très mouvementée, cette conférence fut un moment unique pour nos membres et tous ceux qui y ont assisté.
Accueil et présentation biographique de son Excellence Monsieur Alexei Menchkov, ambassadeur de la Fédération de Russie en France par Monsieur Ali Ratsbeen, Président de l’Académie de Géopolitique de Paris. Ce dernier en profite pour exprimer sa gratitude pour l’accueil chaleureux réservé à plusieurs reprises à l’Académie de Géopolitique de Paris par le centre spirituel et culturel russe orthodoxe de Paris.
Allocution de Son Excellence Alexeï Menchkov, Ambassadeur de Russie
Mesdames et Messieurs, chers collègues,
Le monde actuel traverse des temps difficiles, l’épidémie de coronavirus a révélé très clairement d’une part l’interdépendance et d’autre part le manque d’unité de la civilisation moderne.
Nous avons bien vu la propagation très rapide de différentes souches du Covid 19 lorsqu’en quelques jours les souches indiennes et sud-africaines ont atteint les endroits les plus éloignés de la planète.
Ce défi a nécessité une concertation maximale de tous les États pour conjuguer leurs efforts dans la lutte contre la pandémie.
Avons-nous été à la hauteur de ce défi ? Il faut avouer que non. Nous nous sommes repliés sur nous-mêmes, nous nous sommes retranchés derrière nos coquilles nationales ou de groupes et cela n’a sauvé personne. Ceci a été renforcé par les égoïsmes des entreprises pharmaceutiques. Le résultat aboutit à ce que, pour différents prétextes, chacun se voit imposer tel vaccin ou tel autre, privé justement du droit de choisir librement la marque de fabrication de son vaccin. Ce qui a été un une des causes, parmi d’autres, et ceci dans bien des pays, de ce mouvement anti-vaccinal que nous n’appuyons pas bien sûr.
Pourquoi ai-je pris du temps pour évoquer cette pandémie Covid, parce que cette pandémie a mis en lumière tous les défauts, toutes les faiblesses du système actuel des relations internationales.
Il est grand temps de réaliser que la thèse de l’indivisibilité de la sécurité militaire, politique, énergétique sanitaire et immunologique, et ceci n’est pas une figure de style, devient une nécessité urgente.
Cette prise de conscience de ce fait indéniable en ces temps nouveaux, a été la base des propositions russes sur la création véritablement équitable et durable d’un système de la nouvelle sécurité européenne qui a été confirmée par des projets d’accords transmis aux États Unis et à l’Otan.
Ces propositions sont fondées sur la volonté de casser la logique de confrontation de l’évolution des choses sur notre continent de façon à ce que nous puissions tous nous sentir à l’aise et en sécurité.
Nos propositions sont également fondées sur les accords conclus au sein de l’OSCE au cours des dernières années, y compris la charte de la sécurité européenne et la déclaration d’Astana.
Bien sûr, au premier chef nous avons parlé de nos propres préoccupations qui revêtent une signification vitale, à savoir :
– Non élargissement de l’Otan,
– Non déploiement des systèmes de frappe le long de nos frontières,
– Retour aux infrastructures militaires négociées et consacrées par l’acte fondateur Russie-Otan en 1997, à l’issue du conflit en ex-Yougoslavie.
Malheureusement, les contre-propositions que nous avons reçues de nos partenaires occidentaux n’ont pas constitué de véritables réponses à toutes nos préoccupations. Les messages personnels de notre ministre des Affaires étrangères Serguei Lavrov adressés aux chefs des diplomaties des vingt-sept pays de l’Union Européenne, de l’Otan et de la Suisse sont également restés sans réponse. Pourtant nous restons disposés à travailler sur ce sujet par la suite.
Il y a une heure, l’ambassadeur américain à Moscou a reçu notre réponse à leur contre-proposition. Hélas, aujourd’hui la principale réponse à ces propositions c’est toute cette hystérie autour de l’Ukraine, avec son cortège d’épouvantails inventés de ladite invasion russe.
Comme en a témoigné l’un des journalistes occidentaux travaillant à Moscou, sa rédaction lui interdit d’éteindre son portable pendant la nuit au cas où il y aurait une nécessité de faire des commentaires urgents sur les hostilités. C’est un délire, tout comme des appels de différentes capitales adressées à Moscou lui demandant de prouver que Moscou n’avait pas le projet d’attaquer Kiev.
Faut-il le rappeler : même en pleine guerre froide, le président Reagan avait eu cette formule : « Faites confiance, mais vérifier » ; aujourd’hui les représentants américains ont transformé cette formule en un dogme : « Ne faites pas confiance et accusez sans aucun motif ». En même temps, ils ignorent complètement les provocations de la soldatesque de Kiev qui a aujourd’hui repris ses tirs dans le Donbass.
Compte tenu de ce contexte, un observateur extérieur pourrait se poser la question : Pourquoi après huit ans de règlement par un processus de paix dans le Donbass, on observe cette escalade récente ?
Parmi les raisons possibles, on peut en énumérer plusieurs :
– La raison principale, semble-t-il, c’est la situation difficile en politique intérieure dans les capitales anglo-saxonnes, qui ont donc la nécessité de détourner l’attention de leur propre opinion publique. Face à une vague d’impopularité et de contestation ; une crise militaire ou une guerre à l’extérieur, c’est un moyen qui a déjà fait ses preuves. Ce facteur devient plus important après l’échec cuisant des Américains en Afghanistan et ses conséquences sur le peuple américain.
– Deuxièmement, si cette crise en Ukraine dégénère vers une phase chaude, cela les dégagerait de la nécessité de mener avec la Russie les négociations en cours sur le nouveau système de la sécurité européenne et finalement cela fraierait un chemin pour le gaz américain plus cher sur les marchés européens.
Alors on peut se poser la question : à qui profite cette crise ?
Je ne pense pas qu’elle profite à l’Ukraine car l’Ukraine voit déjà s’écrouler ses finances et son économie ; à moins que les dirigeants à Kiev soient toujours fidèles à ce proverbe ukrainien : « Si la maison de ton voisin brûle, bon, c’est un feu… Mais cela fait quand même plaisir. »
Probablement Kiev a commencé à se dire désormais que, si ce petit feu s’enflamme, l’incendie peut se propager sur l’ensemble du territoire ukrainien.
– La crise ne profite pas non plus à la Russie parce que nous avons intérêt à avoir des relations économiques stables avec l’Union européenne, avec ses pays membres, alors qu’on commençait à sortir de façon assez dynamique de cette crise du coronavirus, et l’Union Européenne n’a pas envie d’obtenir au centre de l’Europe un autre point chaud avec des conséquences imprévisibles.
À vous de deviner qui pourrait être en fait le bénéficiaire de la crise actuelle.
Pour me rendre ici, j’ai emprunté le boulevard de Sébastopol et en chemin je me suis rappelé les paroles de Napoléon III prononcées à la veille de la guerre de Crimée.
À l’époque, la crise tournait autour de la région de Bessarabie, qui borde la Mer Noire, opposant une coalition franco-anglaise alliée de l’empire ottoman à l’empire russe du tsar Pierre le Grand. Napoléon III, à la veille de la guerre de Crimée (1853 – 1856) déclara : « En fait, cela ne m’intéresse pas que la Russie retire ses troupes de Bessarabie ou pas, ce qui m’intéresse c’est d’affaiblir la Russie ».
Malheureusement on peut craindre que l’histoire se répète et aujourd’hui nos frères ukrainiens sont devenus la monnaie d’échange dans les mains de certains stratèges occidentaux.
Quelques mots sur les relations russo-françaises (ou franco-russes) :
Il y a des contacts réguliers au niveau de nos leaders et, le 7 février, Moscou a accueilli Emmanuel Macron en visite officielle ; depuis le début de l’année les deux présidents se sont entretenus au téléphone quatre fois.
• Ces derniers temps, la Russie accueille régulièrement de hauts responsables français, diplomates et représentants de l’Elysée.
• Les Russes se rendent tout aussi souvent en France, par exemple notre ministre de l’économie ou encore le conseiller du président.
• Par ailleurs, en 2019 à Brégançon, le Président Poutine et le Président Macron se sont accordés sur l’ancien dialogue stratégique entre nos deux pays, et aujourd’hui dans le cadre de ce dialogue stratégique, quatorze groupes de travail se réunissent déjà sur différentes thématiques, de l’espace jusqu’à l’Arctique, de la cybersécurité jusqu’à l’énergie nucléaire.
La France reste l’un de nos partenaires commerciaux économiques et d’investissement stratégique. Ainsi, au cours des onze mois de l’année dernière (2021), les échanges commerciaux entre nos deux pays ont augmenté de 75 %. Le montant des investissements directs français dans notre économie se sont élevés à 23 milliards de dollars. Est-ce c’est bien ? Bien sûr, mais cela n’est pas à la hauteur du potentiel économique entre nos deux pays. Voilà pourquoi la France se place en 11ème position parmi nos partenaires commerciaux.
Reste que, bien sûr, le vrai diamant dans nos relations, ce sont nos échanges culturels, la rétrospective de la collection Morozov organisée par la fondation Louis Vuitton à Boulogne, a été prolongée jusqu’à avril et selon nos estimations, elle pourrait compter parmi les expositions parisiennes les plus visitées. Tout récemment l’exposition Ilya Répine, un de nos grands maîtres, au Petit Palais a été un succès. Ainsi, malgré toutes les restrictions, nos contacts culturels se poursuivent et nous avons beaucoup de nouveaux projets. À quoi est due une telle intensité de contacts entre la Russie et la France ? Il y a plusieurs facteurs.
Premièrement, il s’agit d’un lien historique, nous avons des relations diplomatiques très stables depuis les cent dernières années, ainsi, après consultation des archives j’ai constaté que j’étais le 57ème ambassadeur russe à Paris, voilà qui témoigne de la profondeur de nos relations.
Deuxièmement, il y a aussi un facteur géopolitique, car la Russie et la France sont deux grandes puissances mondiales membres du Conseil de Sécurité, et nous travaillons ensemble aussi bien à New York et sur d’autres plate-formes internationales d’autant que ce mois-ci la Russie préside le conseil de sécurité de l’Onu et la France le Conseil de l’Union européenne pour six mois.
Bien sûr, nos positions ne coïncident pas sur toutes les questions, il y a des divergences, des divergences majeures même, mais il y aussi la volonté de travailler ensemble, de s’écouter et de s’entendre, ce qui est déjà très précieux dans le monde d’aujourd’hui.
Je m’arrêterai là et j’aurai le plaisir de répondre à vos questions et à prendre part au débat.
Échange avec la salle
L’Amiral Jean Dufourcq, Rédacteur en chef de la Revue Défense Nationale.
Nous ne pouvons que nous réjouir évidemment que la guerre n’ait pas été déclarée le 16 février.
Alexeï Menchkov
Les Américains ont fixé une autre date : le 20 février.
L’Amiral Jean Dufourcq
Ces gens-là ont de la suite dans les idées.
Mais je voudrais revenir sur une question qui avait été abordée lors du colloque que nous avions organisé avec votre assentiment au mois de septembre dernier au centre culturel de Russie. J’avais émis l’hypothèse que la Russie disposait véritablement, de la capacité d’opposer un déni de guerre grâce à sa supériorité technologique en matière de guerre électronique et en matière de puissance conventionnelle d’armes technologiques hypersoniques.
Est-ce que l’on peut considérer que le non guerre qui n’a pas eu lieu dans le Donbass ces jours-ci serait due à cette capacité dont les Russes disposent aujourd’hui ?
Alexeï Menchkov
Premièrement, cette guerre n’a pas eu lieu parce que nous ne voulons pas de guerre. Par contre, malheureusement dans le monde il y a des forces qui sont intéressées à voir des affrontements militaires se produire dans le Dombass, pour aboutir, comme je l’avais dit, à « une petite guerre victorieuse ». Mais il est impossible de mener « une petite guerre victorieuse » contre la Russie. Toute guerre potentielle contre la Russie est lourde de risques de dégénérer en catastrophe globale.
Le problème c’est tout le monde semble se concentrer sur le déploiement des forces russes qui se trouvent d’ailleurs sur notre territoire. Nous essayons d’expliquer que nous effectuons des manœuvres, des exercices militaires là-bas, mais on ne veut pas nous croire. Aujourd’hui le retrait des troupes en exercices est partiel, Washington a un autre regard il dit au contraire que la Russie continue de déployer davantage d’hommes dans cette région. Le chiffre de 17 000 est apparu récemment alors qu’on voit bien sur place qu’il n’y a que 6 000 soldats
Le vrai danger c’est que de l’autre côté de la ligne de contact avec le Donbass, il y a effectivement 150 000 hommes, cela fait carrément la moitié de l’armée ukrainienne.
En violation des accords de Minsk, aujourd’hui ces soldats ont utilisé des armes lourdes, qui conformément à ces accords ne devraient pas être là du tout. Donc je ne serai pas à cent pour cent optimiste mais bien sûr la situation vire à l’absurde quand on essaye de nous impliquer tous dans cette guerre qui n’est pas la nôtre.
Aujourd’hui j’ai regardé de quelles distances on parle : entre Moscou et Kiev, c’est moins que Paris / Nice, il y a 750 km ; Entre Washington et Kiev, il y a 7 833 km ; Entre Londres et Kiev plus de 2 000 km.
De loin, il est beaucoup plus facile de rajouter du bois dans le feu.
Deuxième intervenant, Rédacteur en chef de la Vigie
J’ai été très intéressé par votre analyse, mais je voudrais revenir sur un point qui est celui de l’acte fondateur Russie – Otan en 1997. Comment peut-on expliquer au fil des âges du temps l’évolution des relations entre la Russie et les pays baltes ?
Alexeï Menchkov
Cet acte fondateur pour nous ce n’était pas une panacée, pas une baguette magique, c’était même l’assurance que l’Otan n’allait pas franchir une certaine ligne. Après la fin de l’URSS, on a eu l’agression contre la Yougoslavie qui est arrivée, et maintenant on dit que l’Europe n’a jamais connu de crise militaire avant 2014 mais ce n’est pas vrai. Rappelez-vous en 1999 Belgrade, la capitale de l’État serbe, bombardée par les forces de l’Otan, j’étais sur place, je l’ai vu de mes propres yeux. C’est pourquoi je ne peux pas être optimiste à cent pour cent, les signes que je vois aujourd’hui me rappellent la veille de l’agression contre la Yougoslavie.
On essaie de l’oublier mais c’est réel, à l’époque il y a eu une mission de l’OSCE qui se trouvait en Yougoslavie tout comme aujourd’hui en Ukraine.
À l’époque, après l’attentat sur le marché dans la ville de Rajic ? le chef de la mission de l’OSCE a qualifié cet attentat de génocide commis par les serbes, il a donc retiré la mission de l’OSCE du pays, et cela a été le début de l’agression. Aujourd’hui les Anglo-saxons ont commencé à retirer leurs observateurs et représentants de la mission dans le Donbass : ce que cela veut dire, on le verra bien.
Intéressant de rappeler l’histoire récente dans l’ex Yougoslavie. Car il a fallu vingt ans pour prouver que l’incident à Rajic, c’était une provocation perpétrée par des terroristes Kosovars Albanais. Je ne souhaite pas que dans une vingtaine d’années on soit tenus de discuter d’une provocation similaire dans le Donbass. Après ces événements, il y a eu un processus très actif de l’élaboration de la charte sur la sécurité en Europe de l’OSCE, qui a été approuvée à Istanbul, j’ai moi-même participé à la rédaction de ce texte. C’est ce document-là qui a pour la première fois introduit ce concept de l’indivisibilité de la sécurité et aussi le principe selon lequel il n’était pas possible de renforcer sa sécurité aux dépens des autres. Faisant suite à ce document, nous avons adopté en 2010 la déclaration d’Almati de l’OSCE, où ce principe a été confirmé.
Aujourd’hui, ce qu’on entend dire c’est que la porte de l’Otan est ouverte à l’Ukraine et à la Géorgie, sous prétexte que chaque pays a le droit de choisir ses propres moyens d’assurer sa sécurité. Ce qui vrai, mais cette formule se base sur deux piliers et le deuxième, c’est que ces éléments ne doivent pas être utilisés au détriment de la sécurité des autres États.
Dans la réponse à nos propositions adressées aux États Unis et à l’Otan, ces sujets sont laissés de côté et ne sont même pas mentionnés.
Le ministre S. Lavrov a envoyé comme je l’avais dit, un message à tous les chefs des diplomaties européennes, aux États Unis et à la Suisse en leur posant une question très simple : dites comment vous interprétez ce principe de l’indivisibilité de la sécurité. Après une longue pause nous avons eu une toute petite réponse de Monsieur Borrell, qui d’ailleurs n’était pas parmi les destinataires de ce message ; et même cette réponse n’a rien apporté de neuf.
Et quand vous écoutez les prises de paroles des dirigeants des pays membres de l’Otan, ils font toujours référence aux documents d’Helsinki et aussi à la charte de paix Paris mais ils ne font jamais référence aux documents qui ont été signés après la fin de la guerre froide, à savoir les déclarations d’Istanbul et d’Astana.
Le dialogue s’est dégradé certes depuis 2014. En fait, en 2007 le président Poutine a prononcé son célèbre discours lors de la conférence de Munich sur la sécurité mondiale et déjà à ce moment-là, il avait prévenu que tous, nous avions pris un mauvais cap, puisque plusieurs de nos partenaires européens ignoraient ce principe de l’indivisibilité de la sécurité.
Donc toutes les tentatives de tenter de placer le début de la crise actuelle en 2014 est pour moi une lecture de mauvaise foi.
Déclarer la crise ukrainienne comme le début de l’histoire, c’est ignorer les raisons profondes ce cette crise, parce qu’elle est survenue après le coup d’État, après le putsch, quand il y a eu prise de pouvoir militaire à Kiev, après que les garanties contre le président Yanoukovitch et l’opposition ont été signées avec la France et l’Allemagne.
Journaliste honoraire
En 1994 -vous avez évoqué cette date-, la Russie et l’Ukraine avaient convenu en renvoyant les stocks d’ogives nucléaires russes en Russie que les deux pays deviendraient des pays non nucléaires définitivement, c’est le cas aujourd’hui pour l’Ukraine ; parallèlement à cela des vecteurs ont été démantelés en Ukraine notamment, pensez-vous que la Biélorussie restera durablement un pays non nucléaire ?
Alexeï Menchkov
En fait, cela fait partie de nos propositions que toutes les puissances nucléaires fassent revenir leurs armes nucléaires sur leur territoire. Je peux vous dire que toutes les armes nucléaires russes sont situées sur le territoire national ; il n’y a aucun projet de les déployer ailleurs.
Jean-Luc Pujo, écrivain, président des Clubs Penser la France et rédacteur en chef du portail Politique-actu.com
Trois petites questions : estimez-vous ce soir que les accords de Minsk sont morts ? Si tel n’est pas le cas, comment estimez-vous pouvoir les sauver ? Qu’attendez-vous de la diplomatie en France ?
Une nouvelle coalition est arrivée au pouvoir à Berlin, et impacte la relation Paris-Berlin de manière significative, affaiblissant le couple franco-allemand. Comment percevez-vous cet affaiblissement ?
Alexeï Menchkov
Non les accords ne Minsk ne sont pas encore morts, c’est la seule voie pour régler la crise intérieure et politique en Ukraine. Le problème c’est que, depuis leur signature en 2015, l’Ukraine n’a rien appliqué de ces accords ; notre objectif partagé en tant que médiateurs, France, Russie et Allemagne, c’est de forcer Kiev à s’acquitter de ses engagements.
Avant-hier, Moscou a accueilli le chancelier Olaf Schotz, et donc il a confirmé que Zelensky lui avait promis que Kiev allait commencer à s’acquitter de ses engagements, il est difficile de dire si cela va se réaliser car le problème c’est que les Ukrainiens ont la promesse facile.
Il y a un concept de capacité contractuelle des États ; mais avec l’Ukraine, quand on essaie de passer contrat, ils acceptent mais ne l’appliquent pas. Ce qu’on attend de la diplomatie française entre autres, c’est de déployer davantage d’efforts pour encourager Kiev à s’acquitter de ses obligations.
Le Président Macron s’est rendu à Moscou le 16 février dernier, lui a ses propres idées sur la manière de sortir ce processus de l’impasse.
Pour revenir sur ce que j’évoquais tout à l’heure, sur les difficultés du dialogue avec Kiev, je vais donner un exemple. À la veille du sommet Format Normandie en décembre 2019, une déclaration conjointe sur les modalités de la mise en œuvre des événements avait été élaborée ; il était prévu qu’au début de ce sommet, tous les responsables signent cette déclaration avant de lancer des discussions plus profondes, plus philosophiques, sur la façon d’avancer. À l’ouverture du sommet, tout le monde était là, un stylo à la main, Zelensky a annoncé soudainement qu’il n’était d’accord avec aucune disposition prévue dans cette déclaration, déclaration pourtant négociée et approuvée avec le Kremlin. Ainsi, tous les responsables ont dû passer six heures pour effectuer des modifications au document, et cela n’a laissé aucun temps pour des discussions philosophiques…
Trois ans se sont écoulés, et Kiev n’applique toujours pas ce qu’il a convenu à Paris, et donc ce que nous essayons de dire à nos partenaires Français et Allemands, c’est que, organiser un nouveau sommet au format Normandie aurait eu du sens, seulement si Kiev respectait déjà ce qui a déjà été convenu. Ce que nous attendons de nos collègues français, c’est un travail actif auprès de Kiev pour que les accords de Minsk puissent être mis en avant.
C’est trop tôt pour dire quelque chose, sur la nouvelle coalition allemande, vous savez, certains observateurs français disent au contraire que cela a renforcé les positions de Paris.
Majed Nehmé, Directeur Afrique-Asie
Si l’Otan persiste à vouloir laisser la porte ouverte à l’entrée de nouveaux pays et à ne pas répondre aux demandes de sécurité de la Russie, est ce que la Russie pourrait invoquer le même principe pour aider ses alliés par exemple le Venezuela ou Cuba, ou d’autres pays aux portes des États-Unis ?
Alexeï Menchkov
Je ne pense pas que ce soit un grand secret. Récemment j’ai parlé avec mon collègue cubain, et il m’a confié qu’il était lassé de toutes les questions sur l’ouverture des bases russes etc. (sourire)… Non, on n’a pas de projet de déployer nos forces armées dans un quelconque pays d’Amérique latine, mais nous entretenons bien sûr une bonne coopération militaro-technique avec plusieurs pays latino-américains. Quand une question similaire a été posée au Président Poutine, il n’était pas question de Cuba ni du Venezuela, mais du Canada et du Mexique (sourire)…
Intervenant (2ème fois)
M. l’Ambassadeur, dans les explications que vous avez données, il transparaît une déception voire une frustration russe, quelque chose qui avait à voir avec l’impression qu’un camp a gagné sur l’autre. On a entendu aussi l’idée du Président russe de la nostalgie d’une puissance soviétique exprimée à plusieurs reprises. Est-ce qu’on a mesuré à quel point, y compris au Kremlin, les peuples russes avait pris part à la fin du système soviétique ? Cela figure-t-il dans votre proposition ?
Alexeï Menchkov
On n’a pas de nostalgie par rapport à l’époque soviétique, on est, par contre, nostalgique de notre jeunesse, une partie de laquelle s’est déroulée en Union soviétique. Oui, quand le président Poutine a dit que le démantèlement de USSR a été une tragédie politique, il parlait plutôt des millions de russes qui en un clin d’œil, sans le savoir, sont devenus étrangers. Vous savez dans certains pays de l’union européenne, ces mêmes personnes sont privées du droit d’avoir la nationalité. Donc, oui, nous avons été vexés à l’époque.
Dans le passé, nous avons fait preuve de bonne volonté, je citerai le fait que nous avons retiré un million de soldats de l’Europe, retiré, pas déplacé. Ou encore, lors de la tragédie du 11 septembre 2001, le premier président a avoir appelé le Président Bush, pour lui proposer son aide, ce fut Poutine.
J’ai fait partie de la délégation russe envoyée au États Unis juste après cette tragédie, comme les vols Washington-New York n’étaient pas encore rétablis, nous avions voyagé en bus, l’arrivée à New York dans une épaisse fumée noire à la place des tours jumelles est un souvenir marquant.
Rappelons aussi les événements en Afghanistan il y a vingt ans. À l’époque, j’ai eu beaucoup de mal à faire valoir les décisions de notre parlement, à savoir obtenir l’autorisation pour que le transit du matériel militaire de l’Otan, y compris français, vers l’Afghanistan soit assuré via le territoire russe, c’est quelque chose qui n’a jamais eu de précédent dans l’histoire, mais on a pris cette décision pour aider les forces de la coalition. Qu’avons-nous obtenu en retour ? Cinq vagues d’élargissement de l’Otan, l’appui du putsch militaire en Ukraine et des forces extrémistes là-bas.
En 2014, Barak Obama a déclaré que les États-Unis avaient dépensé cinq milliards de dollars pour tous ces événements en Ukraine. Bien sûr, cela nous a beaucoup affectés et oui, on l’a très mal pris. Voilà pourquoi dans son discours de 2007, Poutine a essayé de mettre en garde ses collègues occidentaux, en rappelant qu’il n’y a pas eu de vainqueurs dans la fin de la guerre froide, parce que c’était notre intérêt partagé de voir cette guerre se terminer. Prenons un autre exemple, vos voisins des pays Baltes, qui disent maintenant qu’ils souhaitent eux aussi renforcer leur sécurité, parce que la Russie pourrait les attaquer, ils ne se rappellent pas que la Russie a été le premier pays au monde à reconnaître leur indépendance.
Nouvel Intervenant
Vous voulez empêcher l’adhésion de l’Ukraine à l’Otan, mais l’Otan est déjà présente. Comment voulez-vous régler le problème avec l’Otan ? Empêcher l’Ukraine d’adhérer à l’Otan va-t-il changer beaucoup de choses, est-ce que vous avez l’intention de créer un autre bloc en face de l’Otan, ce qui rappellerait le dispositif de la guerre froide ?
Alexeï Menchkov
Non on n’a pas cette intention, nous avons déjà une organisation qui compte plusieurs pays de l’ex URSS chargée des questions de sécurité, l’OTSC. Tout récemment cette organisation a fait preuve de son efficacité, quand elle a appuyé les dirigeants du Kazakhstan en les aidant à régler la crise survenue là-bas, en deux semaines ; juste après, les soldats russes ont regagné leur caserne, malgré les prophéties de Blinken qui déclarait que les Russes n’allaient jamais quitter le Kazakhstan.
En ce qui concerne la dernière partie de votre question, ces derniers jours, le président Poutine a répondu à cette question à plusieurs reprises, y compris lors de son communiqué avec le président Macron. Il a dit la chose suivante : Si vous acceptez l’Ukraine au sein de l’Otan est-ce que vous avez vraiment conscience du pas que vous franchissez ?
Oui, il y a des milliers de tonnes d’armements qui sont déjà livrés à l’Ukraine par les pays occidentaux, mais l’article 5 du traité de Washington ne s’applique toujours pas à l’Ukraine. Les documents officiels émanant de Kiev stipulent que l’Ukraine est déterminée à récupérer la Crimée par tous les moyens y compris militaires. Pour nous la question de la Crimée est close, la Crimée fait partie du territoire russe. Et donc imaginons que l’Ukraine attaque la Crimée, vous les Européens et vous les Français êtes-vous prêts à entrer dans la guerre contre la Russie à cause de cela ?
Et même ce concept de la « porte ouverte », voyez comme il est défiguré. Parce que si on lit l’article 10 du document fondateur de l’Otan, il n’est pas question de porte ouverte. Cet article stipule seulement que les pays membres de l’Otan peuvent inviter d’autres pays à devenir membres de l’alliance, à condition que, par décision consensuelle, cette adhésion soit propice à renforcer la sécurité de tous les autres pays. Loin de l’idée que, si tel nouveau pays le veut, il peut devenir automatiquement membre de l’Otan. On n’est pas optimiste, mais parfois on a péché par idéalisme. Vous savez que l’URSS puis la Russie a déposé sa demande d’adhésion à l’Otan à quatre reprises, mais elle a toujours été refusée.
Ce n’est pas à l’Ukraine de décider, encore qu’au préalable, il faudrait d’abord demander l’avis du peuple ukrainien ; en tout état de cause, c’est aux pays de l’Otan de prendre la décision.
Michel Rambaud, Ambassadeur de France
Monsieur l’Ambassadeur, ne pensez-vous pas que parmi les tractations qui ont eu déjà lieu entre la Russie et l’Otan et l’Occident, il y a un malentendu profond. Cela ressemble à un dialogue de sourds quand on suit les événements au jour le jour, avec une avalanche de questions sans réponse.
Dans le cadre de l’Ukraine, n’y a-t-il pas une certaine ignorance ou une certaine mauvaise foi à reconnaître la nature particulière des relations entre Russie, Ukraine et Biélorussie, historiquement ?
Il y a un désaccord juridique plus fondamental encore, car il y a deux conceptions pour gérer la vie internationale, certains disent que les relations internationales doivent être gérées par le droit international, sous couvert de l’ONU, d’autres, estiment que ce n’est pas le droit international qui doit prévaloir, qu’il faut des règles. Les règles, c’est plus pratique et c’est l’Occident qui a pris l’habitude de dire le droit, de le faire, et de l’imposer, par la force éventuellement. N’est-ce pas un des problèmes ?
Alexeï Menchkov
Bien sûr, ce sera difficile d’arriver à un accord. Il faudra parcourir un très long chemin, finalement, pour comprendre que le monde au XXIème siècle a changé, ce n’est plus un monde unipolaire comme il l’était naguère. Il y a désormais plusieurs joueurs ; chacun de ces joueurs a le droit d’assurer sa propre sécurité. Et justement des pays comme la Russie, la Chine et l’Inde se prononcent en faveur du droit international, et pas en faveur des règles, ces règles qui sont inventées par les autres, vous l’avez dit à juste titre. Des exemples flagrants de ce malentendu sur le droit : on parle beaucoup de l’Ukraine, prenons les accords de Nice, ils ont été approuvés par le Conseil de l’Onu, aujourd’hui, ils sont juridiquement contraignants et partant ils font partie du droit international. Pourtant l’Ukraine ne les respecte pas. C’est leur attitude habituelle à l’égard du droit international.
Oui, vous avez parlé d’un dialogue de sourds, on a en effet ce sentiment car les gens ne veulent pas nous entendre. On dit, on redit, on répète, mais en face on a du bla-bla reproduit par nombre de collègues occidentaux. À ce propos, le dialogue avec la France est quand même plus profond que cela.
Intervenant (question sur le Transnistrie)
On a signalé ces dernières heures des concentrations de troupes de l’Otan à proximité des frontières de la Transnistrie ; or, on n’est pas dans le cas de la guerre de Géorgie en 2008, où il y avait une continuité territoriale entre l’Ossétie du sud et la Russie lorsque l’armée géorgienne a attaqué.
Quelle serait la position de la Russie en cas d’une attaque de l’Otan contre la république de Transnistrie, où sont stationnés à ma connaissance mille cinq cent soldats russes ?
Alexeï Menchkov
Nous nous prononçons pour le dialogue sur la question de la Transnistrie, C’est le format 5 plus 2 qui s’applique pour ces négociations ; il comprend la Moldavie, la Transnistrie la Russie, l’Ukraine, et l’OSCE, plus les États-Unis et l’Union européenne en tant qu’observateurs. Tant qu’il n’y a pas d’agression éminente, je préconise la voie de la négociation (sourire).
Recteur Gérard François Dumont
Vous avez évoqué tout à l’heure cette lettre que la Russie a envoyée à différents pays européens, et qui a reçu une réponse de Mr Josep Borrell mais pas des pays européens. Comment percevez-vous le service européen des relations extérieures (SEAE) ?
Alexeï Menchkov
J’ai du mal à commenter, en fait… Mais dans ce service, j’ai pas mal de mes bonnes connaissances, alors si je commence à les citer, je ne pense pas que cela profite à leur curriculum (sourire).
Président Ali Rastbeen (conclusion et clôture)
Merci, M. l’Ambassadeur, pour votre analyse pertinente et pour votre patience, nous espérons vous recevoir prochainement dans un cadre plus élargi.